mercredi 22 janvier 2025

Zu groß die Stadt, zu klein der Wille?

 



BRIEFE AN DIE REDAKTION Luxemburger Wort 22.1.2025

Die Stadt Luxemburg ist zu groß um flächendeckend einen autofreien Sonntag

umzusetzen, heißt es. 200 km weiter macht es Brüssel seit Jahren vor. Die 19 Gemeinden

der Region Brüssel erlauben es natürlich Bussen, Taxis und ausgewählten

Spezialfahrzeugen (sehr langsam) zu fahren. Aufwendig ist dort das Sperren der vielen

Tunnels, den einzigen Stadttunnel in Luxemburg zu sperren braucht es weniger

Gemeindearbeiter, als beim Marathonlauf durch die Straßen der Stadt.

Ein autofreier Sonntag ermöglicht schöne Nebeneffekte: Nachbarschaftstreffen auf

offener Straße, Straßenfeste und, in Brüssel, Zugang zu „seltenen“ Gebäuden dank

„Journées du Patrimoine“.

In Brüssel sind 161 Quadratkilometer autofrei, unsere Autostadt hat deren dreimal

weniger. Ein Brüssel-Effekt sollte also auch die Nachbargemeinden unserer Hauptstadt

miteinbeziehen.

Zu den angeführten langwierigen Vorbereitungen gehören einzig und allein die

Ausstellung von Vignetten für Spezialfahrzeuge und eine Beschilderung an den

Einfallstraßen, vielleicht sogar ein verkaufsoffener Sonntag, auch für die vielen

1 sur 2 22/01/2025, 09:11Luxemburger Wort https://digitalpaper.wort.lu/data/1645/reader/reader.html?t=17375333...

Eintagtouristen aus In- und Ausland.

Bleibt die Frage des (politischen) Willens. Hier möchte ich nicht vorgreifen.

Serge Kollwelter,

Kirchberg

Dies ist eine Reaktion auf den Artikel „Was ,Dinner for One‘ mit einem autofreien

Sonntag zu tun hat“, vom 14. Januar 2025.

jeudi 11 juillet 2024

Les gouvernements luxembourgeois et les Cap-Verdiens

 

in: Forum , Juillet 2024

 

Du rejet à l’acceptance 

Le 16 juin 1972, en première page du Lëtzebuerger Land, on lisait ces quelques lignes sous une photo d’un travailleur du bâtiment : Einer Mitteilung des Justizministeriums an die Arbeitgeberverbände[1] zufolge sind Neger und Asiaten als Fremdarbeiter in Luxemburg unerwünscht : sie erhalten die Aufenthaltsgenehmigung nicht mehr, die sie benötigen, um in unserem Lande arbeiten und leben zu dürfen. In der Mitteilung wird die menschenrechtswidrige Maßnahme mit Assimilierungsschwierigkeiten gerechtfertigt. Geistiger Nährboden dieses eindeutigen Rassismus ist die fremdenfeindliche Atmosphäre, die von chauvinistischen Rechtspolitikern gezüchtet wird. Diesmal wurde jedoch die Grenze des Erträglichen überschritten, der behördliche Rassismus steht jetzt am Pranger... 

Un mois plus tard, dans l’édition du 14 juillet du même Land, paraissaient deux lettres à la rédaction. Un certain H. constatait que l’immigration croissante nous procurerait un « Farbigenproblem » dont nous ferions mieux de nous passer. D’après l’auteur, tous les hommes sont respectables, mais il faudrait que les différents groupes humains restent dans leur environnement naturel, wo sie trotz Armut menschenwürdig leben, und (…) man sie nicht in die Fremde und in die industrielle Zivilisation katapultieren soll, in der sie infolge der Gegebenheiten dauernd vereinsamt auf der untersten Stufe vegetieren würden. Man springt bekanntlich nicht ohne Gefahr in einem Satz aus primitivem Milieu in die hochindustrielle Zukunft, die selbst von den Einheimischen schwer bewältigt wird.

Citons également un extrait de la 2e lettre à la rédaction dans la même édition du Land: Si vous vous teniez plus à l'esprit de la population vous auriez remarqué qu'elle se fait depuis un certain temps beaucoup de soucis sur l'apparition de plus en plus nombreuse de gens africains et asiatiques. Si nous n'avons pas de problèmes racistes ici, pourquoi nous en procurer avec un laisser-faire des entrepreneurs, qui eux ne se foutent guère de ce que seront les conséquences, si seulement il [sic] auront de la main-d'oeuvre à bon marché et gagnent leurs gros sous. (…).

Respirons à fond …. Pas de réaction de la rédaction du Land !

A ces deux lettres, il n’y eut pas de réaction officielle du Land, mais un article du socialiste Michel Delvaux paru dès la semaine suivante, sur toute une page. Il écrivait : (...) il est impossible, à moins d'établir des statistiques fondées sur la race, de savoir combien de travailleurs de couleur se trouvent parmi les 6 300 Portugais. Et c'est eux que menace le plus insidieusement le racisme. Ils sont là, avec leurs vestons éliminés, leur regard perdu, attachés aux tâches les plus rebutantes, condamnés à moisir dans des taudis. Nous n'avons pas de bidonvilles, il est vrai. Mais au Grund, au Pfaffenthal, les « locataires » sont parqués sur le plancher vermoulu et se relaient dans des lits aux draps immondes. Et des comités se sont constitués à Sanem et Walferdange pour s'opposer à la construction de logements d'accueil. Et dans des cafés, nous avons vu des panneaux : Interdit aux Portugais ! (…) Une lettre comme celle adressée par le Ministère de la Justice aux Fédérations des Industriels et des Artisans le 18 février n'est pas faite pour prévenir le racisme. Admettons qu'il soit très onéreux de rapatrier des familles entières au Cap-Vert ! Ne contestons pas que l'immigration doive être contrôlée et que cette lettre, dont notre édition du 16 juin a rendu compte, visait à préparer les employeurs à la loi plus stricte sur l'immigration du 28 mars 1972. Il n'en reste pas moins qu'une phrase en ressort : « En raison des difficultés d'assimilation et de rapatriement éventuel, les candidats-travailleurs africains et asiatiques ne pourront bénéficier actuellement d'une autorisation de séjour .

.

Les autorités luxembourgeoises, désireuses d’attirer de la main-d’œuvre portugaise au Grand-Duché, se rendirent donc rapidement compte que tous les Portugais n’étaient pas blancs et que des Africains sétaient «glissés» parmi eux. Considérés comme citoyens (de seconde zone) par lempire colonial, des Cap-Verdiens avaient aussi trouvé le chemin du Grand-Duché. Cette venue et cette présence non voulues par le gouvernement luxembourgeois incitèrent celui-ci à laction diplomatique pour enrayer le «phénomène».

Le Cap-Vert faisait partie de lempire colonial portugais et cest avec des passeports portugais que des Cap-Verdiens ont migré vers le Luxembourg. Leur trajet différait parfois de celui des Portugais. Alors que ces derniers venaient en poursuivant leur traversée de la France - qui accueillit au fil dune décennie près dun million de Portugais - en continuant de la Lorraine vers le Grand Duché, les Cap-Verdiens arrivaient souvent en passant par le port de Rotterdam.

Les Cap-Verdiens allaient devenir les premiers Africains durablement présents dans la société et les écoles du Grand-Duché.

Pas (trop) de Noirs, sil vous plait !

Si la convention avec le Portugal sur la sécurité sociale date de 1965, un accord relatif à l’emploi de main-doeuvre n’est entré en vigueur que le 11 avril 1972. La même année entrait en vigueur un accord similaire avec la Yougoslavie, de même que la loi sur lentrée et le séjour des étrangers. Retenons que, alors que laccord avec le Portugal prévoyait la réunification familiale pour compenser la baisse de la natalité des autochtones, cette disposition ne se trouvait pas dans laccord avec la Yougoslavie socialiste, grand fournisseur de main-doeuvre pour la RFA. Des pourparlers avec la Tunisie en vue dun accord naboutiront pas. Nous verrons pourquoi.

Ces actes législatifs prévoyaient des missions, en charge du recrutement, dans les pays respectifs. La réalité était cependant toute autre. On peut la résumer en disant que la régularisation des migrants venant en dehors du cadre prévu - plus tard on les appellera des sans-papiers - était quasiment immédiate. Les migrants partaient avec des passeurs pour traverser la frontière espagnole, et faisaient appel à dautres passeurs pour franchir à pied les Pyrénées en empruntant ce quils appelaient le « chemin des lapins ». Ce passage était loin d’être une partie de plaisir. Amadeu Q racontait par exemple que son groupe avait été pris comme cible par la Guardia Civil et quun des leurs avait été abattu. La prochaine étape était la région parisienne, longtemps la troisième plus grande agglomération de Portugais, puis pour certains lEst de la France, et pour dautres enfin le Luxembourg. Sortant de la gare centrale, limmigré traversait la rue pour tomber sur les bureaux de la firme de construction CDC et le tour était joué.

Cette façon de contourner le dispositif prévu convenait aussi au gouvernement portugais, dont la position face à l’émigration était ambiguë : dune part, c’était une soupape pour se défaire dune main-doeuvre sans ressources, dautre part, on y décèle larrogance dun empire qui ne pouvait avouer qu’il n’arrivait pas à nourrir sa population mais accueillait les devises envoyées par ses émigrés.

Sur deux plans, les gouvernements luxembourgeois successifs eurent une attitude claire concernant les Cap-Verdiens. Le 13 février 1973, la Chambre des Députés dut adopter un avenant à la Convention de sécurité sociale avec le Portugal. Le rapporteur était Jean Spautz, député du CSV et président du LCGB. Voici la fin de son intervention : « Ech wollt ower och nach drop hiweisen, datt d’portugiesesch Délégatio’n dermat averstane war – an den Accord ass am Procès-verbal vun de Négociatio’ne festgehale gi – fir bei dénen zo’stännegen Instanzen ze intervene’eren, fir datt keng Mesüren ergraff géngen, fir d’Awanderung vu portugieseschen Arbechter vum Cap Vert an hire Familje no Letzebuerg ze stimule’eren. Dir erënnert iech, dat hat seiner Zeit am Land ganz vill Stëps opgewierbelt. » Hélas, il ne sagissait pas dun cas unique, ni en ce qui concerne l’appui apporté par le gouvernement luxembourgeois au régime colonial portugais, ni en matière de préservation dune immigration blanche.

La plupart des pays africains avaient acquis leur indépendance dans les années 1960. Le Portugal investissait presque la moitié de son budget dans la sauvegarde de ses colonies Sao Tomé et Principe, Timor-Est, Macao, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique et Angola. Dans les trois dernières, une lutte armée pour lindépendance avait éclaté, faisant de nombreuses victimes et entraînant l’enrôlement de centaines de milliers de jeunes Portugais pour trois à quatre ans dans larmée !

Lassemblée générale des Nations unies condamnait régulièrement le Portugal pour sa politique coloniale. Ce fut notamment le cas par les résolutions 2270 en 1968, la 2507 en 1970, la 2795 de 1971, la 2918 de 1972 et finalement la 3113 en 1973. A chaque fois il y eut plus de 100 voix pour la résolution, 8 contre (e.a. les Etats-Unis et le Portugal) et deux douzaines dabstentions, dont toujours celle du Grand-Duché. Le 2 novembre 1973, il y eut 93 voix pour la résolution A/RES/3061 reconnaissant la république de Guinée-Bissau, 7 contre et 30 abstentions, dont celle du Luxembourg.

Y avait-il eu un marchandage, le Luxembourg restant dans le camp des abstentionnistes en contrepartie de l’engagement du Portugal à ne rien faire pour encourager la venue de Cap-Verdiens au Grand-Duché, ou était-ce la simple solidarité avec un partenaire de l’OTAN? Une recherche dans les archives du gouvernement pourrait peut-être nous en dire davantage.

Preuve sur place

Un incident qui m’arriva à Lisbonne en été 1975 me confirma la volonté du gouvernement luxembourgeois d’instaurer une politique dimmigration européenne, blanche et catholique. La non-conclusion de l’accord avec la Tunisie, musulmane, le peu dampleur donné à celui avec la Yougoslavie, certes blanche mais peu catholique, focalisaient tout sur la version portugaise. Encore fallait-il se prémunir contre les Cap-Verdiens.

Le jour de mon arrivée à Lisbonne en juillet 1975, presque toutes mes affaires avaient été volées de ma voiture. Je me suis donc rendu au consulat luxembourgeois, place de Londres, en face du ministère du Travail. Je voulais téléphoner à mes parents pour quils m’envoient de largent. A l’époque, établir une liaison téléphonique mettait du temps. Jen profitais pour causer avec les fonctionnaires du consulat. On me raconta que, comme prévu dans laccord de main d'œuvre, des Portugais voulant émigrer vers le Luxembourg pouvaient sinscrire au consulat. Si des besoins demployeurs luxembourgeois correspondaient aux profils des inscrits, ceux-ci étaient convoqués pour leur annoncer la bonne nouvelle. Il faut se rappeler qu’à Lisbonne vivaient (et vivent) des dizaines de milliers de Cap-Verdiens, souvent dans des bidonvilles, et que la composition de leurs noms est identique à celle des Portugais de la métropole. Les fonctionnaires luxembourgeois me racontaient qu’il est arrivé quun Cap-Verdien, né à Lisbonne et donc impossible à distinguer sur le papier, répondait à la convocation. Ils devaient le renvoyer, invoquant « une erreur ».

Dire que daucuns reprochent à nos autorités de ne pas être conséquentes !

Happy end !

Lattitude réservée, pour rester politiquement correct, du Luxembourg envers les Cap-Verdiens a viré de 180 degrés: sur toutes les îles, vous trouvez aujourdhui des avenues du Luxembourg. Le Cap-Vert est devenu une sorte de lieu de pèlerinage des ministres luxembourgeois: non seulement un must pour celle ou celui de la Coopération ; dautres ministres sy relaient. Rares sont les localités du Cap-Vert nayant pas « bénéficié » daides grand-ducales, dinfrastructures scolaires ou de santé. Après le Portugal, le Grand-Duché est le deuxième investisseur et un partenaire structurel en matière de coopération au développement.

Au tableau, il ne manque quun accord de main dœuvre, parce quen dehors de la réunification familiale, il nexiste pas de voies légales dimmigration. 

Le Cap-Vert est un des pays dAfrique à régime stable et qui pratique l’alternance au pouvoir. Il a conclu en 2007 un important accord de partenariat avec l’UE et le pays est monté dun cran, si on peut dire, puisquil ne figure plus parmi les pays les plus pauvres. Mais rien nest gratuit : le Cap-Vert contribue aussi au contrôle des voies migratoires : Frontex y est présent et la photo montre des migrants venant du continent et voulant continuer vers les îles Canaries, qui attendent d’être « reconduits » sur le continent.

Il appartiendra aux historiens danalyser à fond les «tractations» entre le Luxembourg et le Portugal de la dictature. Ne pourrait- on imaginer une coopération universitaire allant au-delà du constat fait sur place en 2011: avec des enseignants de luniversité du Cap-Vert, nous évoquions laccord de partenariat avec uni.lu. Les Cap-Verdiens n’en avaient jamais entendu parler. Je fais donc un mail au recteur de uni.lu qui me répond dans la journée en indiquant le nom de la personne en charge. A ce jour, jattends encore une réaction. Une réaction à mon adresse est évidemment sans importance. Espérons quentretemps ce partenariat sest concrétisé.

serge kollwelter



[1] Note de l’auteur: La circulaire est introuvable aux Archives nationales qui n‘ont pas encore inventorié le dépôt du ministère de la Justice ; pas de trace non plus à la Fédération des Artisans.

mercredi 10 juillet 2024

Briser la loi du silence !

 


Texte rédigé par des travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité
au Luxembourg sur la réalité qu’ils/elles vivent au quotidien

L’association « Solidaritéit mat den Heescherten » vient d’être contactée par des travailleurs sociaux  intervenant dans le domaine de la grande précarité au Luxembourg. Ils/elles nous demandent de porter au public un texte sur la réalité qu’ils/elles vivent au quotidien, que la presse a refusé de publier au motif qu’il ne porte pas de signature. Les auteurs et autrices de ce texte que nous avons identifiés et reconnu leur sérieux et engagement écrivent : « Nous avons choisi de vous envoyer cet article, car nous espérons que vous pourrez reconnaître l’importance de la situation et le rendre public <tel quel> lors d'une de vos prises de position futures. Nous avons … le regret de vous faire part de la réalité que nous vivons au quotidien … et cela ne peut pas juste rester un < constat >!  Etant donné qu’il s’agit d’un sujet délicat pour nos politiques et que nous dénonçons des faits que les personnes haut placées ne veulent pas admettre, vous comprendrez qu’au risque de représailles, nous devons rester anonymes. »

En tant que « Solidaritéit mat den Heescherten « , nous avions noté la réticence de nombreuses d’ONG qui s’occupent des sdf à critiquer publiquement la politique gouvernementale, du fait qu’elles dépendent des subventions publiques. Nous avons donc décidé de briser cette loi du silence en publiant ce texte, qui ne fait que confirmer les informations que nous avons-nous-mêmes reçues sous la main lors de nos contacts. Notre communiqué « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion – des manques substantiels ! » que nous avions envoyé à la presse luxembourgeoise en date du 16 avril 2024 avait d’ailleurs pointé des faits similaires. Le « cri d’alarme » ci-dessous émanant de la base est ainsi l’expression d’un profond malaise auquel les responsables politiques ont le devoir de réagir positivement.

 

 

« Dans un effort collectif pour attirer l'attention sur la situation critique vécue par les personnes en situation <de rue>, des personnes en situation de toxicomanie, et celles souffrant de problèmes de santé mentale au Luxembourg, nous, travailleurs sociaux et personnel de santé de première ligne, lançons un appel urgent pour une action immédiate. Face à l’augmentation persistante du phénomène du sans-abrisme, nous souhaitons clarifier la réalité des dispositifs d'aide (trop peu) existants et des défis auxquels notre population cible est confrontée au quotidien.

Malgré les perceptions communes qui voudraient que les personnes en situation de rue soient des étrangers <profiteurs> sans droits sociaux, il est essentiel de reconnaître que la majorité de ces personnes au Luxembourg ont légitimement droit à l'aide sociale d’un point de vue légal. Cependant, le manque criant de places dans les foyers d'accueil d'urgence et les interminables listes d'attente rendent ces droits pratiquement inaccessibles et impraticables pour beaucoup. Cette situation souligne un échec structurel à répondre dignement aux besoins fondamentaux de ces individus, les laissant dans un état de désespoir et de vulnérabilité accrue. A part d’un sac de couchage, d’un abri nocturne, d’un casse-croûte ou d’une soupe chaude pour survivre, de quoi profitent-ils au juste ?

Présenté comme un environnement hospitalier et accueillant, les 320 lits qui sont mobilisés pendant cinq mois par l'Action Hivernale (Wanteraktioun) ne sont autre qu’une solution à court terme et à vocation purement humanitaire. À la fois hostile et perturbante, l’atmosphère de celle-ci nous laisse penser que son but principal est celui d’éviter un scandale national en cas de décès dans les rues par temps de grand froid. En réalité, elle ne fait que gérer temporairement les symptômes d'un problème beaucoup plus profond, sans s'attaquer aux causes sous-jacentes de la précarité généralisée. Il est impératif d'adopter une approche plus holistique et curative, qui non seulement répond aux besoins immédiats mais vise également le rétablissement à long terme des individus touchés. Il est question de droits de l’Homme et non de préférences politiques pour servir l’intérêt des uns en écrasant la dignité des autres.

Les délais d'attente excessivement longs – généralement entre 3 et 12 mois, ou plus – pour accéder aux <petites structures> d'hébergement, aux services d'addictologie, aux centres thérapeutiques ainsi qu’à des logements sociaux sont décourageants pour la majorité des personnes. Les listes d'attente ne font qu'exacerber la situation précaire des personnes en situation de rue, les empêchant de sortir d'un cycle de souffrances atroces. Les conséquences de cette stagnation sont dévastatrices. Peut-on encore sérieusement parler d’hébergements d’urgence dans ce cas ?

Nous avons été témoins de la capacité de notre société à réagir rapidement et efficacement face à des crises, comme l'a montré l'accueil des réfugiés venus d’Ukraine. Cette réactivité prouve que des solutions sont possibles lorsque la volonté politique est présente. En ce sens, nous appelons les pouvoirs publics et toutes les communes du Luxembourg à prendre des mesures concrètes et immédiates pour créer de nouvelles structures adaptées aux besoins spécifiques de ces personnes et augmenter les capacités d’accueil de celles qui existent déjà.

Le recensement national réalisé en 2022 révèle la présence de 197 personnes à Luxembourg-ville. Le même recensement effectué en 2023 comptait 195 personnes en rue à Luxembourg-ville, à ce nombre on peut rajouter les 228 personnes hébergées en parallèle dans le bâtiment de la Wanteraktioun, ce qui nous amène à un total de 425 personnes sans-abri.

La Capitale, indépendamment de l'initiative hivernale (Wanteraktioun), propose 97 lits sans conditions d’accès et 46 lits supplémentaires réservés aux personnes bénéficiant de droits sociaux. La déduction est immédiate : il existe un déficit de 52 lits (2023) pour répondre aux besoins des personnes en situation de rue à Luxembourg-ville, sans même prendre en compte les autres communes du pays. Il est important de souligner que les résultats de ce recensement offrent uniquement une estimation partielle qui reflète le nombre de personnes en situation de rue à un instant précis, suggérant ainsi que leur nombre pourrait être significativement plus élevé.

Ignorer ce phénomène déficitaire et intercommunal, en se cachant derrière l’adage de <l’offre crée la demande>, n’est pas un argument soutenable pour justifier une telle défaillance structurelle. Celle-ci amplifie considérablement le nombre de personnes vivant à la rue sans la moindre perspective d’en sortir, malgré des droits sociaux ancrés dans le droit luxembourgeois et censés les en préserver. Quand est-ce que cette politique de l’autruche cessera d’être pratiquée par les pouvoirs publics et les communes, pour que le phénomène du sans-abrisme ne soit plus considéré comme une forme de tabou sociétal ?

Ce communiqué se veut un cri d'alarme et un écrit de détresse par des professionnels de proximité – dont l’avis et les idées sont trop souvent étouffées, voire censurées – pour souligner la nécessité d'une action cohérente et coordonnée afin de faire face à cette souffrance humaine. Nous refusons de rester les témoins passifs des échecs d'un système qui laisse trop de personnes en marge. Des dispositifs spécifiques et des budgets dédiés supplémentaires doivent être alloués pour adresser les enjeux de la grande précarité au Luxembourg de manière plus réfléchie.

En tant que professionnels de terrain, nous sommes quotidiennement confrontés à des situations de détresse qui ont un réel impact sur notre propre santé mentale. Garantir la dignité et le bien-être de tous ses membres est un enjeu fondamental de notre société. Nous appelons à une solidarité renouvelée et à une action immédiate. Ensemble, faisons réellement de la lutte contre la grande précarité une priorité nationale !

Travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité au Luxembourg

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mardi 14 mai 2024

Il y a 50 ans, les Portugais ont renversé la dictature de Salazar-Caetano

 

Geschichte  |    |  

Que reste-t-il de leur révolution ?

A l’occasion des 50 ans de la révolution des œillets au Portugal, notre collaborateur Serge Kollwelter s’est entretenu avec Maria Manuela Cruzeiro.

Serge Kollwelter : Le 25 avril constitue une rupture après 50 ans de dictature. Peut-on vraiment dire que c’était une révolution ?

Maria Manuela Cruzeiro : C’est un problème très complexe et en même temps très important. Quelques sociologues parlent de « crise révolutionnaire », et non de révolution ; d’autres la dénomment un « court-circuit historique », c’est-à-dire, il y aurait eu là un « accident »… ; un autre historien, plus classique, Medeiros Ferreira, l’appelle « révolution imparfaite » et encore un autre, António Reis, la décrit comme « un coup d’Etat militaire classique imparfait » mais parle lui aussi de « révolution imparfaite ». Finalement, tous s’accordent sur une définition de quelque chose d’hybride, quelque chose qui n’est pas une révolution complète, qui ne réalise pas tous ses objectifs mais qui est très loin d’être un coup d’Etat classique, comme certains voudraient le croire. Non, ce fut une agitation sociale sans précédent en Europe et donc une révolution. Je crois que nous pouvons parler de révolution, même si nous savons que toutes les révolutions sont incomplètes. Elles ne réalisent jamais l’utopie qui les fait naître.

Et quelle fut la perception de cette révolution pacifique en Europe, notamment en France ?

Il s’agissait d’une révolution avec des caractéristiques nouvelles, mais sa mythologie et son imagerie ont été totalement copiées sur les révolutions passées, la révolution soviétique notamment. Dominique Pouchin, un journaliste français qui s’est pris de passion pour cet événement et est venu l’étudier, disait dans ses chroniques que « Lisboa, le Portugal est un théâtre du léninisme », c’est-à-dire que les chansons, les images, les symboles venaient tous de cette grande révolution, de celle qui est la mère de toutes les révolutions, la révolution soviétique. Mais cela n’était que la symbolique, disons la forme, l’image, car la réalité n’avait rien à voir avec cette situation. En tout cas, c’était fascinant pour toute l’Europe, l’Europe s’est déversée au Portugal pour faire ce que l’on a appelé le « tourisme révolutionnaire » – il y avait là des journalistes, des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Ernest Mandel, Daniel Cohn-Bendit, etc.

J’étais aussi parmi ces touristes-là. Vu de loin, le 25 avril était l’œuvre des seuls militaires, suivie d’une agitation sociale. Mais celle-ci n’est pas tombée du ciel…

Exactement, c’est clair. La révolution portugaise a séduit toute l’Europe. Les gens ici disent : « nous n’avons jamais fait la une des journaux, sinon à ce moment-là », et c’est vrai – par l’inédit, l’insolite, la surprise de voir qu’une révolution avait lieu, mais aussi par ses caractéristiques. Ladite révolution pacifique avait un autre aspect insolite, le fait qu’elle était faite par des militaires, car les militaires, en règle générale, ne font pas des révolutions démocratiques, ils opèrent des changements pour imposer une dictature et non pour imposer une démocratie. De là, la surprise, mais aussi la méfiance. Les gens qui ne connaissaient pas bien la situation portugaise se demandaient : « mais qui sont ces militaires qui font une révolution démocratique ? »

Mais les mouvements sociaux n’ont pas surgi du néant. Ce n’est pas comme si, d’un jour à l’autre, les gens avaient envahi les rues. C’est une évolution en lien avec l’opposition au régime et la résistance : opposition et résistance qui se sont développées pendant cinquante années de dictature. Et qui ont finalement mené à la crise et à la fin du régime.

L’émigration au Portugal n’a jamais été aussi importante que dans les années 1970, non seulement pour fuir la guerre mais aussi les conditions de vie.

Pour différentes raisons, les cinquante années de démocratie qui ont suivi n’ont cependant pas totalement effacé le lest souterrain d’une pensée dictatoriale et autoritaire qui refait parfois surface au Portugal. Il y a encore beaucoup de traces des systèmes totalitaires qu’ont été le salazarisme1 et ensuite le marcelisme2. Disons que, si nous voulons caractériser aujourd’hui le Portugal d’alors, nous dirons que c’était un système capitaliste, colonialiste et patriarcal, une organisation de l’Etat et du pouvoir de l’Etat extrêmement autoritaire et patriarcale : le pouvoir du père, du chef, du leader du parti unique et ainsi de suite. Le marcelisme a été la crise finale, la crise agonique du régime, où ces trois éléments étaient en conflit. Pourquoi ? Dans les années 1970, le monde a beaucoup changé et le Portugal, malgré le fait qu’il était à la traîne, a été touché par les répercussions, c’est évident.

Portugal: un problème difficile © Joao Abel Manta

Un des changements concerne l’émigration massive.

L’émigration au Portugal n’a jamais été aussi importante que dans les années 1970, non seulement pour fuir la guerre mais aussi les conditions de vie. Vous avez vu au Luxembourg les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles les Portugais arrivaient, sans connaître la langue, sans logement, sans emploi, cherchant à fuir la misère… 

L’émigration était une soupape pour le régime, ceux qui partent ne posent plus de problème…

Exactement, en même temps ils font des transferts de devises qui sont très importantes pour le développement du pays. Au Portugal, c’était un facteur essentiel pendant le marcelisme, et finalement qu’est-ce qui se passe ? Ici interfère un capitalisme que nous pouvons appeler capitalisme émergent, et aussi la guerre, qui elle aussi est initialement un facteur de développement industriel, car il faut créer des industries pour répondre à l’effort de guerre. Le marcelisme veut un petit peu d’ouverture, mais ne veut pas une ouverture totale. Et pourquoi ? Parce que nous avons une classe sociale, la bourgeoisie industrielle, qui détient déjà une hégémonie économique, mais qui n’a pas une légitimité totale. La mentalité du pays, la mentalité rurale, patriarcale se maintient, parce qu’elle est très forte et elle perdure encore aujourd’hui, comme je l’ai dit. La bourgeoisie industrielle ne réussit pas à imposer ses valeurs et ses récits à la vieille bourgeoisie rurale. Et puis, il y a la guerre coloniale, qui commence au début des années 1960 et se prolonge pendant toute la décennie. Qu’est-ce qui arrive alors ? Ce modèle marceliste devient un modèle paralysant. Dans le fond, à la fin, le grand dilemme de Marcelo était : l’Afrique ou l’Europe ? Une partie significative de la classe dominante voulait l’Europe. Elle n’était pas intéressée par la question coloniale, ce n’était plus son problème. La bourgeoisie avait du poids, car notre relation avec l’Afrique ne produisait plus de grands profits économiques, de grandes richesses. Ce pays a toujours été un peu gaspilleur. L’Etat n’a jamais développé fortement l’industrialisation ou le commerce dans les colonies. Il a commencé à le faire en 1961-1962, lorsque les défaillances sont apparues au grand jour, mais c’était tard. Si développement il y a eu – tardivement –, c’était déjà pour répondre à la question de la guerre, à la question de la légitimité de l’appartenance de ces territoires. A ce moment, la bourgeoisie industrielle était déjà insatisfaite. Elle poussait vers l’Europe, car elle voulait son développement commercial, voulait l’ouverture au capital financier, aux grandes entreprises qui pourraient éventuellement investir et avec lesquelles il pourrait y avoir des échanges commerciaux. L’Afrique était un poids trop lourd pour l’appareil d’Etat…

Le cycle général des indépendances des colonies était presque clos, le Portugal était régulièrement condamné par l’Assemblée générale des Nations Unies pour sa politique coloniale qui absorbait une grosse partie du budget de l’Etat pour les efforts militaires…

Au début de la guerre en 1961 – et c’est important – la mentalité colonialiste était à son apogée au Portugal. Le régime, encore sous Salazar, avait réussi à rassembler la nation derrière la nécessité de défendre le patrimoine et les possessions d’un « pays allant du Minho à Timor ». Il y a eu un sursaut patriotique fort, de la population en général, et des personnes les moins politisées qui représentaient une large majorité. Il y avait un taux d’analphabétisme énorme, aussi bien dans la population que dans les forces armées. Le rassemblement autour d’un objectif national a beaucoup servi au Portugal, à un moment où l’idée coloniale n’était déjà plus en vogue. Cela a beaucoup fortifié le ciment idéologique de la nation. Salazar était un fantastique manipulateur de personnes et de consciences. Par son silence, par sa réserve, par son aura et son mystère, il était une figure qui ne s’émoussait pas, il ne s’exposait pas trop et maintenait donc cette image, presque de saint, de martyr. 

© Maria Manuela Cruzeiro

Donc, dans un premier temps la guerre était un élément de cohésion nationale et aussi un élément de développement économique, car les industries ont dû fournir armes et équipement. Mais au bout du compte, elle a mené à l’effondrement du système. A peu près au milieu de la guerre, le système commence déjà à ne plus fonctionner, parce que le système n’est plus que la guerre, seulement la guerre, « la mission civilisatrice en Afrique », rien d’autre. Le système est réduit à la guerre et la guerre est en voie d’être perdue, y compris par l’épuisement, épuisement des personnes, mais aussi épuisement de l’argent, car le budget pour la guerre commence à devenir insoutenable. Et ainsi donc la guerre a été aussi bien un facteur de salut qu’un facteur de perdition.

Si donc le 25 avril inaugure une crise révolutionnaire, qu’est-ce qu’il en reste aujourd’hui ?

Les auteurs qui parlent de crise révolutionnaire – presque tous le font – partent de l’idée que puisqu’il n’y a pas eu de rupture complète, c’est un mouvement qui relève autant d’une rupture que d’une continuité. Le changement contient aussi des éléments de continuité, il n’y a pas de rupture absolue. Et vu sous cet aspect, il y a des signes très inquiétants… Le 25 avril, l’irruption sociale de la crise révolutionnaire, l’enthousiasme, l’allégresse, l’idée que nous étions en train de remporter des victoires et que celles-ci étaient irréversibles, qu’elles allaient continuer, étaient telles que nous avons perdu un peu la tête et c’est avec le temps que nous réussissons à faire des analyses à froid. Qu’est-il arrivé ? Certainement, une rupture au niveau de l’appareil d’Etat et de son fonctionnement. On en a terminé avec le parti unique, on a mis fin à la PIDE (la police politique), on a libéré les prisonniers politiques, on a mis fin à la répression des idées, du droit d’association, etc. Et donc ces caractéristiques politiques qui constituaient la clé de la sécurité de l’ancien régime sont toutes allées à vau-l’eau. Du point de vue du système politique, tout a été ébranlé et tout était fini.

Voilà pour les aspects positifs, et pour les points négatifs, qu’est ce qui a subsisté ?

Il subsiste un système administratif presque intact. Il y a eu ce que l’on a appelé des « assainissements », mais ceux-ci n’ont pas été suffisamment profonds. Ils ont assaini des personnes, ils n’ont pas assaini des procédés, des façons d’agir. Ces assainissements qui semblaient très violents – des gens dans les rues poursuivant les membres de la PIDE et ses informateurs ou les fascistes, etc., – il m’est difficile de l’admettre, mais c’était en grande partie du folklore, de l’imitation des révolutions dont nous avons parlé, mais sans l’efficacité de celles-ci. Ce qui est resté également, et c’est très important, ce sont les structures des forces de police, militaires et paramilitaires – les forces de répression n’ont subi aucun changement important – et, finalement, le système judiciaire, et ceci est primordial. Aujourd’hui, la Procureure générale de la République est à l’origine de la démission d’un Premier ministre3, c’est donc le pouvoir judiciaire qui interfère dans la politique, ce qui ne doit pas arriver. La crise de la justice dont on parle tant aujourd’hui, vient de là. Il n’y a pas eu de changement dans l’appareil judiciaire. Les juges sont restés les mêmes, les Tribunais Plenários qui servaient au jugement des prisonniers politiques, tous se sont maintenus à de rares exceptions près, et donc le système judiciaire est la structure qui est restée la plus fermée au changement. 

Ce n’était pas le cas de l’école, des services de santé ou même des militaires, qui ont été ébranlés mais se sont recomposés depuis. Mais la justice n’a même pas été ébranlée, elle est restée pratiquement intacte. Et en conséquence, toute la mobilisation qui a eu lieu, les conquêtes – immenses – concernant le logement, la réforme agraire, le système de santé, l’école, beaucoup de ces conquêtes ont été renversées… sinon totalement, au moins en partie par la justice ! La réforme agraire en est un exemple, un cas typique. Il y a eu trois phases, d’abord les occupations de latifundia ont été spontanées et après il y a eu une phase sous contrôle militaire, du MFA4, du Conseil de la Révolution, donc des occupations plus contrôlées où les choses devaient être faites selon certains critères, et plus tard encore, soumises à des lois. Mais cette législation a été renversée, annulée ! Les grands propriétaires fonciers, les seigneurs de la terre, ont engagé des procédures judiciaires contre ces occupations et les tribunaux ont décidé en leur faveur. De même pour le logement. Beaucoup d’immeubles qui avaient été occupés pour loger des familles pauvres, des écoles, des crèches… En faisant appel à une législation ancienne, les tribunaux ont pu presque tout renverser.

Un retour aux réflexes et aux pratiques bien ancrées ?

Je crois que l’agitation sociale dans tous ces domaines a conduit à une paralysie de l’Etat. L’Etat ne s’est pas effondré, il a été paralysé pendant un certain temps jusqu’au moment où il a pu se recomposer, il ne s’est pas écroulé. A l’époque du PREC [« processus révolutionnaire en cours »], les chercheurs parlaient d’un double pouvoir, le pouvoir de l’Etat et le pouvoir émergent de la nouvelle légalité révolutionnaire, fondée sur les institutions des militaires et toute la structure militaire qui a été créé. Le MFA et le Conseil de la Révolution et toutes ces structures n’en ont pas fini avec l’Etat, ils ne l’ont pas décapité, ils l’ont paralysé, mais n’ont pas été suffisamment forts pour l’annuler. Certains disent qu’il s’agit d’un double pouvoir, avec un nouveau qui veut surgir et un ancien qui ne disparaît pas. D’autres parlent même d’une double impuissance.

Alors qu’est-ce qui reste aujourd’hui ? Pas mal de choses. Les discussions sur la question de savoir si l’on va mieux ou moins bien, ne font aucun sens. Il existe dans le monde du travail une législation du travail totalement différente, avec le droit de grève et le droit des contrats, le droit aux congés, le droit de ne pas être licencié sans motif grave, la protection sociale des travailleurs. Le soi-disant Etat social, inexistant du temps de Salazar et que Marcelo a timidement introduit de manière très réduite, mérite aujourd’hui complètement cette appellation d’Etat protecteur.

La suite de l’interview.

Est-ce que cinquante ans plus tard, les Portugais se rendent compte de ce qui a été réalisé ?

Cinquante ans après, on a tendance à considérer tout cela, non pas comme une conquête à défendre, mais comme un fait acquis. C’est vu comme une normalité, et c’est effrayant, parce que cela annule la mémoire, nous sommes en train de créer des générations de personnes sans mémoire.

Les conquêtes matérielles dans les domaines du travail, de l’éducation, de la santé sont absolument incomparables avec ce qui existait au temps de la dictature : la qualité de vie, la manière de vivre, la liberté elle-même, la possibilité de choisir, la vie culturelle, tout ceci ne peut vraiment pas être comparé avec l’époque précédente. Cependant, je crois que les sociétés, pour vivre heureuses, quoi que cela signifie, ont besoin de récits qui les élèvent. Charles de Gaulle disait : « Je préfère présenter aux Français des mensonges qui les élèvent, plutôt que des vérités qui les abaissent. » Tout pays a besoin d’un récit capable de nourrir le supplément d’âme dont nous avons besoin. Car la vie, ce n’est pas seulement le labeur quotidien pour gagner un salaire. Nous appartenons à une communauté, nous avons besoin de sentir que nous y appartenons et quels liens nous devons tisser avec cette communauté.

Le fascisme à la manière de Salazar avait une idéologie très forte qui structurait toute la société, le corporatisme et également le colonialisme dont nous avons déjà parlé, la société patriarcale, c’était un ensemble très bien agencé qui conférait à ce pays une idée de grandeur, de supériorité, l’idée que nous étions uniques, que nous étions les meilleurs, avec une mythologie très nourrie de nos gloires passées, les découvertes, les héros, les martyrs de la patrie, etc. Inversement, la démocratie est par essence fragile : elle n’a pas un récit hégémonique, elle ne peut pas en avoir, cela fait partie de sa nature. Ce qui s’est passé au Portugal, c’est qu’il n’y a pas eu un récit légitimant la nouvelle situation qui pourrait se comparer à la force et à l’importance qu’avait le récit antérieur. Je ne sais pas comment combler cette lacune. Je pense que c’est par l’investissement dans la culture, par l’investissement dans la créativité, dans les arts, dans toutes ces activités de l’esprit qui pourraient faire naître l’idée que la démocratie a ses propres valeurs, qui ne sont pas seulement économiques. La nouvelle démocratie n’a jamais réussi à créer un tel discours. Pourquoi ? Très rapidement nous avons subi une régression: le 25 novembre 1975[1]. Le 25 novembre a permis de restaurer beaucoup des idées du salazarisme. Cela n’a pas seulement concerné le processus politique. Le 25 novembre a empêché le développement et la création d’un espace où auraient pu surgir de nouveaux récits démocratiques.

La fin du processus révolutionnaire ?

C’était la fin. Si nous considérons toutes ces années, quel est l’objectif, quel est le rêve, quel est l’idéal de la révolution portugaise ? Pendant très longtemps, c’était l’Europe, la CEE, c’était l’entrée dans la communauté européenne. Ce fut le seul objectif fort, mobilisateur, que les politiciens portugais ont réussi à offrir. Rien d’autre.

L’entrée dans la normalité de l’Europe, de l’Union européenne.

Il manque le rêve, il manque l’utopie qui était ce que nous avions eu avec le 25 avril… Très souvent on pose ainsi la question : avec le 25 avril ou sans le 25 avril, serions-nous là où nous sommes actuellement ? Ceux qui répondent positivement veulent dire que le Portugal devait nécessairement évoluer dans ce sens, que c’était presque fatal, que la chute du colonialisme, du marcelisme, devait nécessairement avoir lieu. L’ouverture politique devait arriver, la croissance économique ne pouvait qu’arriver avec ou sans révolution. Et les plus critiques vont encore plus loin : sans révolution, nous serions même dans une meilleure situation, la révolution a été un contretemps, une espèce de blocage, car si les choses avaient bien évolué comme elles auraient dû, comme Marcelo lui-même le prévoyait, et après lui il y en aurait eu d’autres, il y aurait eu une évolution dans la continuité.

Mais je crois que rien de ceci n’est vrai. Il s’agit, au contraire, d’une mystification brutale. Le 25 avril constitue un patrimoine matériel avec toutes ses conquêtes, mais il est aussi un patrimoine de mémoire d’un peuple qui sait que, lorsqu’il veut, il réussit à faire des choses extraordinaires, c’est un supplément d’âme. Le peuple doit garder en sa mémoire ce qu’il peut atteindre dans un effort collectif… Nous savons – je ne sais pas si un jour cela arrivera à nouveau dans notre histoire – mais nous savons que, lorsqu’il y a unité, lorsqu’il y a cette participation, cette vibration émotionnelle – la vibration émotionnelle doit exister, le peuple a besoin de savoir qu’il est en train d’accomplir quelque chose d’extraordinaire, quelque chose de mieux… La mémoire de la révolution dans un pays est toujours un capital symbolique et imaginaire très fort et mobilisateur.

Est-ce qu’on en trouve une retombée dans les livres scolaires actuels ?

Non, non cela ne s’y vérifie pas, car l’on a assumé d’une façon presque généralisée que la démocratie est la forme de vivre habituelle des nouvelles sociétés…

La crise révolutionnaire est-elle entrée dans la mémoire des Portugais ?

Non, ce n’est pas le cas, car l’énorme richesse qui est la mobilisation dans la rue, le fait de lutter pour ce qui appartient au peuple, de faire des meetings, de se réunir, de discuter, ce capital de participation et de responsabilisation – le fait de savoir que l’on lutte pour quelque chose – ne se traduit pas beaucoup dans les écoles. Au contraire, la mémoire du conflit est presque diabolisée. Des dissidences, des conflits sont apparus. La révolution s’est faite le 25 et le 26 tout le monde était déjà en train de discuter. Il y a tout de suite eu des tendances divergentes et l’on a vu à quel point « l’été chaud » [de 1975] était plein de conflits et de tendances différentes. Pourquoi ? Parce qu’un jour, nous nous unissons tous et le jour suivant, nous sommes déjà en train de diverger. C’est normal, le conflit est inhérent à la démocratie, l’unanimisme n’y existe pas ! Mais cela ne s’enseigne pas dans les écoles. L’école oscille entre une vision très romancée, selon laquelle un jour les militaires, mécontents de la situation, sont descendus dans la rue et puis, les oeillets, les oeillets… et après on passe de là à ladite « évolution normale ». Cela est arrivé parce que… « nous sommes entrés dans l’Europe, nous avons fait ceci, il y a eu croissance de ci et de ça », mais le PREC est une espèce de tabou. Il y a eu une période pleine de confusion, les gens ne se comprenaient pas, il y avait plusieurs projets, mais en novembre 1975 les choses se sont normalisées, la démocratie pluraliste représentative a gagné. Je pense que c’est plus au moins le récit qui est fait dans les écoles. Pourtant l’école aurait besoin de connaître à fond ce conflit, la lutte entre les différents projets sociaux, ceux qui ont vaincu et ceux qui ont perdu, car le conflit est normal dans les sociétés.

Et en 2007 un sondage fait ressortir Salazar comme la personnalité la plus importante du Portugal.

Oui, il vient d’être élu comme le Portugais du siècle – mais ce sont aussi des phénomènes médiatiques… C’est un élément de la tendance qui consiste à effacer les aspects plus négatifs du régime salazariste pour faire du dictateur un personnage sympathique.

Venons-en au rôle de l’Eglise.

Le conservatisme catholique est très fort au Portugal dans les régions rurales, mais l’Église a été totalement épargnée par la révolution. Cependant les dénommés « catholiques progressistes » – très minoritaires – ont eu un rôle important de contestation du régime. Cette contestation s’est développée au Portugal dès les années 1960, sous l’influence du Concile Vatican II. A ses débuts, elle est souvent issue des organisations de Jeunesse ouvrière et étudiante mises en place en 1933 par l’Eglise pour embrigader la jeunesse. Mais le 25 avril a entièrement épargné l’Eglise et elle s’est totalement ralliée aux forces les plus réactionnaires, y compris aux terroristes qui ont déclenché le mouvement contre-révolutionnaire, de type croisade, à partir du Nord du pays avec les attaques des locaux du Parti communiste portugais (PCP).

J’ai assisté en août 1975 à une grande réunion à Leiria. L’évêque y exhortait ses fidèles à se défendre contre le communisme. Dans la nuit suivante, plusieurs locaux du PCP furent incendiés… Les instincts les plus primaires, basiques de la population ainsi que le fantôme anti-communiste étaient nettement exacerbés par des prêtres dans les églises. Pendant les messes, dans leurs sermons, ils appelaient à la croisade anti-communiste. L’Eglise officielle a donc été très mêlée à la contre-révolution.

Merci Madame Cruzeiro !

Interview réalisée à Coimbra le 9 mars en langue portugaise. Traduction par Ana Mateus.


Antonio de Oliveira SALAZAR
1928-1932 Ministre des Finances,
1932-1968 Premier Ministre

Marcelo CAETANO 1968-25.4.1974
Premier Ministre

25 avril 1974 : renversement de la dictature
6 gouvernements provisoires se succèdent, toujours présidés par un militaire

25 avril 1975 :
élection d’une assemblée constituante

25 novembre 1975 : fin du processus révolutionnaire, normalisation par la hiérarchie militaire

25 avril 1976 : élections législatives dont le PS (Parti socialiste) sort vainqueur

23 juillet 1976 : 1er gouvernement constitutionnel présidé par Mario Soares du PS

 


Maria Manuela Cruzeiro, docteure en philosophie sociale et politique, a été chercheuse au Centre de Documentation 25 avril de l’Université de Coimbra de 1987 à 2009. Elle a écrit de nombreux livres sur le 25 avril 1974 au Portugal.


1 Ndlr : Idéologie de l’Etat fort (Estado Novo), du nom du premier ministre António de Oliveira Salazar.

2 Ndlr : Idéologie légèrement plus modérée de l’Etat fort, du nom du premier ministre Marcelo Caetano.

3 Ndlr : Le 7 novembre 2023, le Premier ministre António Costa a dû démissionner parce que la Procureure d’Etat enquêtait contre lui dans une affaire de corruption.

4 Ndlr : Movimento das Forças Armadas : Le Mouvement des Forces Armées qui lança le putsch contre Caetano était composé essentiellement de jeunes capitaines de l’armée de terre ayant pour la plupart servi dans les guerres coloniales portugaises.

5 Ndlr : Selon l’historienne Raquel Varela, le 25 novembre 1975 « mit un coup d’arrêt au processus révolutionnaire portugais. […] Etrange coup politico-militaire, élaboré et mis en œuvre par le sommet de la hiérarchie militaire, la droite et le PS portugais, le 25 novembre inaugura une contre-révolution de velours, durant laquelle se constitua une démocratie libérale sur les ruines des formes de double pouvoir qui s’étaient développées depuis le 25 avril 1974. » (https://www.contretemps.eu/25-novembre-1975-retour-sur-le-jour-qui-stoppa-le-processus-revolutionnaire-portugais/)