Bonjour - Moien
au risque de vous ennuyer avec mes remarques et autres contributions sur ceci et sur cela, allons-y, plongeons dans cette réalité grand ducale ( i.e. Grand-Duché de Luxembourg), partageons et discutons- en !
Serge
Le 16 juin 1972, en
première page du Lëtzebuerger Land, on lisait ces quelques lignes sous une photo
d’un travailleur du bâtiment : Einer Mitteilung des Justizministeriums an die Arbeitgeberverbände[1] zufolge sind Neger und Asiaten als Fremdarbeiter in
Luxemburg unerwünscht : sie erhalten die Aufenthaltsgenehmigung nicht mehr, die
sie benötigen, um in unserem Lande arbeiten und leben zu dürfen. In der
Mitteilung wird die menschenrechtswidrige Maßnahme mit Assimilierungsschwierigkeiten
gerechtfertigt. Geistiger Nährboden dieses eindeutigen Rassismus ist die fremdenfeindliche
Atmosphäre, die von chauvinistischen Rechtspolitikern gezüchtet wird. Diesmal
wurde jedoch die Grenze des Erträglichen überschritten, der behördliche
Rassismus steht jetzt am Pranger...
Un mois plus tard, dans l’édition du 14 juillet du même
Land, paraissaient deux lettres à la rédaction. Un certain H. constatait que
l’immigration croissante nous procurerait un « Farbigenproblem » dont
nous ferions mieux de nous passer. D’après l’auteur, tous les hommes
sont respectables, mais il faudrait que les différents groupes humains restent
dans leur environnement naturel, wo sie trotz Armut menschenwürdig leben, und (…) man sie nicht in die
Fremde und in die industrielle Zivilisation katapultieren soll, in der sie
infolge der Gegebenheiten dauernd vereinsamt auf der untersten Stufe vegetieren
würden. Man springt
bekanntlich nicht ohne Gefahr in einem Satz aus primitivem Milieu in die
hochindustrielle Zukunft, die selbst von den Einheimischen schwer bewältigt
wird.
Citons également un extrait de la 2e lettre à la
rédaction dans la même édition du Land: Si vous vous
teniez plus à l'esprit de la population vous auriez remarqué qu'elle se fait
depuis un certain temps beaucoup de soucis sur l'apparition de plus en plus
nombreuse de gens africains et asiatiques. Si nous n'avons pas de problèmes
racistes ici, pourquoi nous en procurer avec un laisser-faire des
entrepreneurs, qui eux ne se foutent guère de ce que seront les conséquences,
si seulement il [sic] auront de la main-d'oeuvre à bon marché et gagnent leurs
gros sous. (…).
Respirons à fond …. Pas de réaction de la rédaction du
Land !
A ces deux lettres, il n’y eut pas de réaction officielle
du Land, mais un article du socialiste Michel Delvaux paru dès la semaine
suivante, sur toute une page. Il écrivait : (...) il
est impossible, à moins d'établir des statistiques fondées sur la race, de
savoir combien de travailleurs de couleur se trouvent parmi les 6 300
Portugais. Et c'est eux que menace le plus insidieusement le racisme. Ils sont
là, avec leurs vestons éliminés, leur regard perdu, attachés aux tâches les
plus rebutantes, condamnés à moisir dans des taudis. Nous n'avons pas de
bidonvilles, il est vrai. Mais au Grund, au Pfaffenthal, les « locataires » sont
parqués sur le plancher vermoulu et se relaient dans des lits aux draps immondes.
Et des comités se sont constitués à Sanem et Walferdange pour s'opposer à la
construction de logements d'accueil. Et dans des cafés, nous avons vu des
panneaux : Interdit aux Portugais ! (…) Une
lettre comme celle adressée par le Ministère de la Justice aux Fédérations des
Industriels et des Artisans le 18 février n'est pas faite pour prévenir le
racisme. Admettons qu'il soit très onéreux de rapatrier des familles entières
au Cap-Vert ! Ne contestons pas que l'immigration doive être contrôlée et que
cette lettre, dont notre édition du 16 juin a rendu compte, visait à préparer
les employeurs à la loi plus stricte sur l'immigration du 28 mars 1972. Il n'en
reste pas moins qu'une phrase en ressort : « En raison des difficultés
d'assimilation et de rapatriement éventuel, les candidats-travailleurs
africains et asiatiques ne pourront bénéficier actuellement d'une autorisation
de séjour .
.
Les autorités luxembourgeoises, désireuses d’attirer
de la main-d’œuvre portugaise au Grand-Duché, se rendirent donc rapidement compte
que tous les Portugais n’étaient pas blancs et que des Africains s’étaient «glissés» parmi eux. Considérés
comme citoyens (de seconde zone) par l’empire colonial, des Cap-Verdiens avaient aussi trouvé le chemin du
Grand-Duché. Cette venue et cette présence non voulues par le gouvernement
luxembourgeois incitèrent celui-ci à l’action diplomatique pour enrayer le «phénomène».
Le Cap-Vert faisait partie de l’empire colonial portugais et c’est avec des passeports portugais que des Cap-Verdiens ont migré vers le
Luxembourg. Leur trajet différait parfois de celui des Portugais. Alors que ces
derniers venaient en poursuivant leur traversée de la France - qui accueillit
au fil d’une décennie près d’un million de Portugais - en continuant de la Lorraine vers le Grand Duché,
les Cap-Verdiens arrivaient souvent en passant par le port de Rotterdam.
Les Cap-Verdiens allaient devenir les
premiers Africains durablement présents dans la société et les écoles du Grand-Duché.
Pas (trop) de Noirs, s’il vous plait !
Si la convention avec le Portugal sur la sécurité
sociale date de 1965, un accord relatif à l’emploi de main-d’oeuvre n’est entré en vigueur que le 11
avril 1972. La même année entrait en vigueur un accord similaire avec la
Yougoslavie, de même que la loi sur l’entrée et le séjour des étrangers. Retenons que, alors que l’accord avec le Portugal prévoyait la
réunification familiale pour compenser la baisse de la natalité des
autochtones, cette disposition ne se trouvait pas dans l’accord avec la Yougoslavie socialiste, grand fournisseur de main-d’oeuvre pour la RFA. Des pourparlers avec la
Tunisie en vue d’un accord n’aboutiront pas. Nous verrons pourquoi.
Ces actes législatifs prévoyaient des
missions, en charge du recrutement, dans les pays respectifs. La réalité était cependant
toute autre. On peut la résumer en disant que la régularisation des migrants
venant en dehors du cadre prévu - plus tard on les appellera des sans-papiers -
était quasiment immédiate. Les migrants partaient avec des passeurs pour traverser
la frontière espagnole, et faisaient appel à d’autres passeurs pour franchir à pied les Pyrénées en empruntant ce qu’ils appelaient le « chemin des lapins ».
Ce passage était loin d’être une partie de plaisir. Amadeu Q racontait par
exemple que son groupe avait été pris comme cible par la Guardia Civil et qu’un des leurs avait été abattu. La prochaine
étape était la région parisienne, longtemps la troisième plus grande
agglomération de Portugais, puis pour certains l’Est de la France, et pour d’autres enfin le Luxembourg. Sortant de la gare centrale, l’immigré traversait la rue pour tomber sur
les bureaux de la firme de construction CDC et le tour était joué.
Cette façon de contourner le dispositif
prévu convenait aussi au gouvernement portugais, dont la position face à l’émigration
était ambiguë : d’une part, c’était une soupape pour se défaire d’une main-d’oeuvre sans ressources, d’autre part, on y décèle l’arrogance d’un empire qui ne pouvait avouer qu’il n’arrivait pas à nourrir sa
population mais accueillait les devises envoyées par ses émigrés.
Sur deux plans, les gouvernements
luxembourgeois successifs eurent une attitude claire concernant les Cap-Verdiens.
Le 13 février 1973, la Chambre des Députés dut adopter un avenant à la
Convention de sécurité sociale avec le Portugal. Le rapporteur était Jean Spautz,
député du CSV et président du LCGB. Voici la fin de son intervention : « Ech
wollt ower och nach drop hiweisen, datt d’portugiesesch Délégatio’n dermat
averstane war – an den Accord ass am Procès-verbal vun de Négociatio’ne
festgehale gi – fir bei dénen zo’stännegen Instanzen ze intervene’eren, fir
datt keng Mesüren ergraff géngen, fir d’Awanderung vu portugieseschen Arbechter
vum Cap Vert an hire Familje no Letzebuerg ze stimule’eren. Dir erënnert iech,
dat hat seiner Zeit am Land ganz vill Stëps opgewierbelt. »Hélas, il ne s’agissait pas d’un cas unique, ni en ce qui concerne l’appui apporté par le gouvernement luxembourgeois
au régime colonial portugais, ni en matière de préservation d’une immigration blanche.
La plupart des pays africains avaient
acquis leur indépendance dans les années 1960.
Le Portugal investissait presque la moitié de son budget dans la sauvegarde de
ses colonies Sao Tomé et Principe, Timor-Est, Macao, Cap-Vert, Guinée-Bissau,
Mozambique et Angola. Dans les trois dernières, une lutte armée pour l’indépendance avait éclaté, faisant de
nombreuses victimes et entraînant l’enrôlement de centaines de milliers de
jeunes Portugais pour trois à quatre ans dans l’armée !
L’assemblée générale des Nations unies condamnait régulièrement le Portugal
pour sa politique coloniale. Ce fut notamment le cas par les résolutions 2270
en 1968, la 2507 en 1970, la 2795 de 1971, la 2918 de 1972 et finalement la 3113
en 1973. A chaque fois il y eut plus de 100 voix pour la résolution, 8 contre
(e.a. les Etats-Unis et le Portugal) et deux douzaines d’abstentions, dont toujours celle du Grand-Duché. Le 2 novembre 1973, il y
eut 93 voix pour la résolution A/RES/3061 reconnaissant la république de Guinée-Bissau,
7 contre et 30 abstentions, dont celle du Luxembourg.
Y avait-il eu un marchandage, le Luxembourg
restant dans le camp des abstentionnistes en contrepartie de l’engagement du Portugal
à ne rien faire pour encourager la venue de Cap-Verdiens au Grand-Duché, ou
était-ce la simple solidarité avec un partenaire de l’OTAN? Une recherche dans
les archives du gouvernement pourrait peut-être nous en dire davantage.
Preuve sur place
Un incident qui m’arriva à Lisbonne en été 1975
me confirma la volonté du gouvernement luxembourgeois d’instaurer une politique
d’immigration européenne, blanche et catholique. La
non-conclusion de l’accord avec la Tunisie, musulmane, le peu d’ampleur donné à celui avec la Yougoslavie,
certes blanche mais peu catholique, focalisaient tout sur la version portugaise. Encore fallait-il se prémunir contre
les Cap-Verdiens.
Le jour de mon arrivée à Lisbonne en
juillet 1975, presque toutes mes affaires avaient été volées de ma voiture. Je
me suis donc rendu au consulat luxembourgeois, place de Londres, en face du ministère
du Travail. Je voulais téléphoner à mes parents pour qu’ils m’envoient de l’argent. A l’époque, établir une liaison téléphonique mettait du temps. J’en profitais pour causer avec les
fonctionnaires du consulat. On me raconta que, comme prévu dans l’accord de main d'œuvre, des Portugais voulant émigrer vers le Luxembourg pouvaient s’inscrire au consulat. Si des besoins d’employeurs luxembourgeois correspondaient
aux profils des inscrits, ceux-ci étaient convoqués pour leur annoncer la bonne
nouvelle. Il faut se rappeler qu’à Lisbonne vivaient (et vivent) des dizaines
de milliers de Cap-Verdiens, souvent dans des bidonvilles, et que la
composition de leurs noms est identique à celle des Portugais de la métropole. Les
fonctionnaires luxembourgeois me racontaient qu’il est arrivé qu’un Cap-Verdien, né à Lisbonne et donc
impossible à distinguer sur le papier, répondait à la convocation. Ils devaient
le renvoyer, invoquant « une erreur ».
Dire que d’aucuns reprochent à nos autorités de ne pas être conséquentes !
Happy end !
L’attitude réservée, pour rester politiquement correct, du Luxembourg envers
les Cap-Verdiens a viré de 180 degrés: sur toutes les îles, vous trouvez
aujourd’hui des avenues du Luxembourg. Le Cap-Vert est devenu une sorte de lieu de
pèlerinage des ministres luxembourgeois: non seulement un must pour celle ou
celui de la Coopération ; d’autres ministres s’y relaient. Rares sont les localités du Cap-Vert n’ayant pas « bénéficié » d’aides grand-ducales, d’infrastructures scolaires ou de santé. Après le Portugal, le Grand-Duché
est le deuxième investisseur et un partenaire structurel en matière de
coopération au développement.
Au tableau, il ne manque qu’un accord de main d’œuvre, parce qu’en dehors de la réunification familiale, il n’existe pas de voies légales d’immigration.
Le Cap-Vert est un des pays d’Afrique à régime stable et qui pratique l’alternance
au pouvoir. Il a conclu en 2007 un important accord de partenariat avec l’UE et
le pays est monté d’un cran, si on peut dire, puisqu’il ne figure plus parmi les pays les plus pauvres. Mais rien n’est gratuit : le Cap-Vert contribue
aussi au contrôle des voies migratoires : Frontex y est présent et la
photo montre des migrants venant du continent et voulant continuer vers les
îles Canaries, qui attendent d’être « reconduits » sur le continent.
Il appartiendra aux historiens d’analyser à fond les «tractations» entre le
Luxembourg et le Portugal de la dictature. Ne pourrait- on imaginer une
coopération universitaire allant au-delà du constat fait sur place en 2011: avec
des enseignants de l’université du Cap-Vert, nous évoquions l’accord de partenariat avec uni.lu. Les Cap-Verdiens n’en avaient jamais
entendu parler. Je fais donc un mail au recteur de uni.lu qui me répond dans la
journée en indiquant le nom de la personne en charge. A ce jour, j’attends encore une réaction. Une réaction à
mon adresse est évidemment sans importance. Espérons qu’entretemps ce partenariat s’est concrétisé.
serge kollwelter
[1] Note de l’auteur: La circulaire est introuvable aux Archives
nationales qui n‘ont pas encore inventorié le dépôt du ministère de la
Justice ; pas de trace non plus à la Fédération des Artisans.
Texte rédigé par des
travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité
au Luxembourg sur la réalité qu’ils/elles vivent au quotidien
L’association « Solidaritéit mat den Heescherten » vient
d’être contactée par des travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande
précarité au Luxembourg. Ils/elles nous demandent de porter au public un texte sur la réalité qu’ils/elles vivent au quotidien, que
la presse a refusé de publier au motif qu’il ne porte pas de signature. Les
auteurs et autrices de ce texte que nous avons identifiés et reconnu leur
sérieux et engagement écrivent : « Nous avons choisi de vous envoyer cet article,
car nous espérons que vous pourrez reconnaître l’importance de la situation et le
rendre public <tel quel> lors d'une de vos prises de position futures. Nous
avons … le regret de vous faire part de la réalité que nous vivons au quotidien
… et cela ne peut pas juste rester un < constat >! Etant donné
qu’il s’agit d’un sujet délicat pour nos politiques et que nous dénonçons des
faits que les personnes haut placées ne veulent pas admettre, vous comprendrez
qu’au risque de représailles, nous devons rester anonymes. »
En tant que « Solidaritéit mat den
Heescherten « , nous avions noté la réticence de nombreuses d’ONG
qui s’occupent des sdf à critiquer publiquement la politique gouvernementale,
du fait qu’elles dépendent des subventions publiques. Nous avons donc décidé de
briser cette loi du silence en publiant ce texte, qui ne fait que confirmer les
informations que nous avons-nous-mêmes reçues sous la main lors de nos contacts.
Notre communiqué « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion – des manques
substantiels ! » que nous avions envoyé à la presse luxembourgeoise
en date du 16
avril 2024 avait d’ailleurs pointé des faits similaires. Le « cri
d’alarme » ci-dessous émanant de la base est ainsi l’expression d’un
profond malaise auquel les responsables politiques ont le devoir de réagir
positivement.
« Dans
un effort collectif pour attirer l'attention sur la situation critique vécue
par les personnes en situation <de rue>, des personnes en situation de
toxicomanie, et celles souffrant de problèmes de santé mentale au Luxembourg,
nous, travailleurs sociaux et personnel de santé de première ligne, lançons un
appel urgent pour une action immédiate. Face à l’augmentation persistante du
phénomène du sans-abrisme, nous souhaitons clarifier la réalité des dispositifs
d'aide (trop peu) existants et des défis auxquels notre population cible est
confrontée au quotidien.
Malgré les
perceptions communes qui voudraient que les personnes en situation de rue soient
des étrangers <profiteurs> sans droits sociaux, il est essentiel de
reconnaître que la majorité de ces personnes au Luxembourg ont légitimement
droit à l'aide sociale d’un point de vue légal. Cependant, le manque criant de
places dans les foyers d'accueil d'urgence et les interminables listes
d'attente rendent ces droits pratiquement inaccessibles et impraticables pour
beaucoup. Cette situation souligne un échec structurel à répondre dignement aux
besoins fondamentaux de ces individus, les laissant dans un état de désespoir
et de vulnérabilité accrue. A part d’un sac de couchage, d’un abri nocturne,
d’un casse-croûte ou d’une soupe chaude pour survivre, de quoi profitent-ils au
juste ?
Présenté
comme un environnement hospitalier et accueillant, les 320 lits qui sont
mobilisés pendant cinq mois par l'Action Hivernale (Wanteraktioun) ne
sont autre qu’une solution à court terme et à vocation purement humanitaire. À
la fois hostile et perturbante, l’atmosphère de celle-ci nous laisse penser que
son but principal est celui d’éviter un scandale national en cas de décès dans
les rues par temps de grand froid. En réalité, elle ne fait que gérer
temporairement les symptômes d'un problème beaucoup plus profond, sans
s'attaquer aux causes sous-jacentes de la précarité généralisée. Il est impératif
d'adopter une approche plus holistique et curative, qui non seulement répond
aux besoins immédiats mais vise également le rétablissement à long terme des
individus touchés. Il est question de droits de l’Homme et non de préférences
politiques pour servir l’intérêt des uns en écrasant la dignité des autres.
Les délais
d'attente excessivement longs – généralement entre 3 et 12 mois, ou plus – pour
accéder aux <petites structures> d'hébergement, aux services
d'addictologie, aux centres thérapeutiques ainsi qu’à des logements sociaux
sont décourageants pour la majorité des personnes. Les listes d'attente ne font
qu'exacerber la situation précaire des personnes en situation de rue, les
empêchant de sortir d'un cycle de souffrances atroces. Les conséquences de cette
stagnation sont dévastatrices. Peut-on encore sérieusement parler
d’hébergements d’urgence dans ce cas ?
Nous avons
été témoins de la capacité de notre société à réagir rapidement et efficacement
face à des crises, comme l'a montré l'accueil des réfugiés venus d’Ukraine.
Cette réactivité prouve que des solutions sont possibles lorsque la volonté
politique est présente. En ce sens, nous appelons les pouvoirs publics et
toutes les communes du Luxembourg à prendre des mesures concrètes et immédiates
pour créer de nouvelles structures adaptées aux besoins spécifiques de ces
personnes et augmenter les capacités d’accueil de celles qui existent déjà.
Le
recensement national réalisé en 2022 révèle la présence de 197 personnes à
Luxembourg-ville. Le même recensement effectué en 2023 comptait 195 personnes
en rue à Luxembourg-ville, à ce nombre on peut rajouter les 228 personnes
hébergées en parallèle dans le bâtiment de la Wanteraktioun, ce qui nous
amène à un total de 425 personnes sans-abri.
La
Capitale, indépendamment de l'initiative hivernale (Wanteraktioun),
propose 97 lits sans conditions d’accès et 46 lits supplémentaires réservés aux
personnes bénéficiant de droits sociaux. La déduction est immédiate : il existe
un déficit de 52 lits (2023) pour répondre aux besoins des personnes en
situation de rue à Luxembourg-ville, sans même prendre en compte les autres
communes du pays. Il est important de souligner que les résultats de ce
recensement offrent uniquement une estimation partielle qui reflète le nombre de
personnes en situation de rue à un instant précis, suggérant ainsi que leur
nombre pourrait être significativement plus élevé.
Ignorer ce
phénomène déficitaire et intercommunal, en se cachant derrière l’adage de <l’offre
crée la demande>, n’est pas un argument soutenable pour justifier une telle
défaillance structurelle. Celle-ci amplifie considérablement le nombre de
personnes vivant à la rue sans la moindre perspective d’en sortir, malgré des
droits sociaux ancrés dans le droit luxembourgeois et censés les en préserver.
Quand est-ce que cette politique de l’autruche cessera d’être pratiquée par les
pouvoirs publics et les communes, pour que le phénomène du sans-abrisme ne soit
plus considéré comme une forme de tabou sociétal ?
Ce
communiqué se veut un cri d'alarme et un écrit de détresse par des
professionnels de proximité – dont l’avis et les idées sont trop souvent
étouffées, voire censurées – pour souligner la nécessité d'une action cohérente
et coordonnée afin de faire face à cette souffrance humaine. Nous refusons de
rester les témoins passifs des échecs d'un système qui laisse trop de personnes
en marge. Des dispositifs spécifiques et des budgets dédiés supplémentaires
doivent être alloués pour adresser les enjeux de la grande précarité au Luxembourg
de manière plus réfléchie.
En tant que
professionnels de terrain, nous sommes quotidiennement confrontés à des
situations de détresse qui ont un réel impact sur notre propre santé mentale.
Garantir la dignité et le bien-être de tous ses membres est un enjeu
fondamental de notre société. Nous appelons à une solidarité renouvelée et à
une action immédiate. Ensemble, faisons réellement de la lutte contre la grande
précarité une priorité nationale !
Travailleurs
sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité au Luxembourg
A l’occasion des 50 ans de la révolution des œillets au Portugal, notre collaborateur Serge Kollwelter s’est entretenu avec Maria Manuela Cruzeiro.
Serge Kollwelter :Le 25 avril constitue une rupture après 50 ans de dictature. Peut-on vraiment dire que c’était une révolution ?
Maria Manuela Cruzeiro : C’est un problème très complexe et en même
temps très important. Quelques sociologues parlent de « crise
révolutionnaire », et non de révolution ; d’autres la dénomment un
« court-circuit historique », c’est-à-dire, il y aurait eu là un
« accident »… ; un autre historien, plus classique, Medeiros Ferreira,
l’appelle « révolution imparfaite » et encore un autre, António Reis, la
décrit comme « un coup d’Etat militaire classique imparfait » mais
parle lui aussi de « révolution imparfaite ». Finalement, tous
s’accordent sur une définition de quelque chose d’hybride, quelque chose
qui n’est pas une révolution complète, qui ne réalise pas tous ses
objectifs mais qui est très loin d’être un coup d’Etat classique, comme
certains voudraient le croire. Non, ce fut une agitation sociale sans
précédent en Europe et donc une révolution. Je crois que nous pouvons
parler de révolution, même si nous savons que toutes les révolutions
sont incomplètes. Elles ne réalisent jamais l’utopie qui les fait
naître.
Et quelle fut la perception de cette révolution pacifique en Europe, notamment en France ?
Il s’agissait d’une révolution avec des caractéristiques nouvelles,
mais sa mythologie et son imagerie ont été totalement copiées sur les
révolutions passées, la révolution soviétique notamment. Dominique
Pouchin, un journaliste français qui s’est pris de passion pour cet
événement et est venu l’étudier, disait dans ses chroniques que
« Lisboa, le Portugal est un théâtre du léninisme », c’est-à-dire que
les chansons, les images, les symboles venaient tous de cette grande
révolution, de celle qui est la mère de toutes les révolutions, la
révolution soviétique. Mais cela n’était que la symbolique, disons la
forme, l’image, car la réalité n’avait rien à voir avec cette situation.
En tout cas, c’était fascinant pour toute l’Europe, l’Europe s’est
déversée au Portugal pour faire ce que l’on a appelé le « tourisme
révolutionnaire » – il y avait là des journalistes, des intellectuels
comme Jean-Paul Sartre, Ernest Mandel, Daniel Cohn-Bendit, etc.
J’étais aussi parmi ces touristes-là. Vu de loin, le 25 avril
était l’œuvre des seuls militaires, suivie d’une agitation sociale. Mais
celle-ci n’est pas tombée du ciel…
Exactement, c’est clair. La révolution portugaise a séduit toute
l’Europe. Les gens ici disent : « nous n’avons jamais fait la une des
journaux, sinon à ce moment-là », et c’est vrai – par l’inédit,
l’insolite, la surprise de voir qu’une révolution avait lieu, mais aussi
par ses caractéristiques. Ladite révolution pacifique avait un
autre aspect insolite, le fait qu’elle était faite par des militaires,
car les militaires, en règle générale, ne font pas des révolutions
démocratiques, ils opèrent des changements pour imposer une dictature et
non pour imposer une démocratie. De là, la surprise, mais aussi la
méfiance. Les gens qui ne connaissaient pas bien la situation portugaise
se demandaient : « mais qui sont ces militaires qui font une révolution
démocratique ? »
Mais les mouvements sociaux n’ont pas surgi du néant. Ce n’est pas
comme si, d’un jour à l’autre, les gens avaient envahi les rues. C’est
une évolution en lien avec l’opposition au régime et la résistance :
opposition et résistance qui se sont développées pendant cinquante
années de dictature. Et qui ont finalement mené à la crise et à la fin
du régime.
L’émigration au Portugal n’a
jamais été aussi importante que dans les années 1970, non seulement pour
fuir la guerre mais aussi les conditions de vie.
Pour différentes raisons, les cinquante années de démocratie qui ont
suivi n’ont cependant pas totalement effacé le lest souterrain d’une
pensée dictatoriale et autoritaire qui refait parfois surface au
Portugal. Il y a encore beaucoup de traces des systèmes totalitaires
qu’ont été le salazarisme1 et ensuite le marcelisme2.
Disons que, si nous voulons caractériser aujourd’hui le Portugal
d’alors, nous dirons que c’était un système capitaliste, colonialiste et
patriarcal, une organisation de l’Etat et du pouvoir de l’Etat
extrêmement autoritaire et patriarcale : le pouvoir du père, du chef, du
leader du parti unique et ainsi de suite. Le marcelisme a été la crise
finale, la crise agonique du régime, où ces trois éléments étaient en
conflit. Pourquoi ? Dans les années 1970, le monde a beaucoup changé et
le Portugal, malgré le fait qu’il était à la traîne, a été touché par
les répercussions, c’est évident.
L’émigration au Portugal n’a jamais été aussi importante que dans les
années 1970, non seulement pour fuir la guerre mais aussi les
conditions de vie. Vous avez vu au Luxembourg les conditions extrêmement
difficiles dans lesquelles les Portugais arrivaient, sans connaître la
langue, sans logement, sans emploi, cherchant à fuir la misère…
L’émigration était une soupape pour le régime, ceux qui partent ne posent plus de problème…
Exactement, en même temps ils font des transferts de devises qui sont
très importantes pour le développement du pays. Au Portugal, c’était un
facteur essentiel pendant le marcelisme, et finalement qu’est-ce qui se
passe ? Ici interfère un capitalisme que nous pouvons appeler
capitalisme émergent, et aussi la guerre, qui elle aussi est
initialement un facteur de développement industriel, car il faut créer
des industries pour répondre à l’effort de guerre. Le marcelisme veut un
petit peu d’ouverture, mais ne veut pas une ouverture totale. Et
pourquoi ? Parce que nous avons une classe sociale, la bourgeoisie
industrielle, qui détient déjà une hégémonie économique, mais qui n’a
pas une légitimité totale. La mentalité du pays, la mentalité rurale,
patriarcale se maintient, parce qu’elle est très forte et elle perdure
encore aujourd’hui, comme je l’ai dit. La bourgeoisie industrielle ne
réussit pas à imposer ses valeurs et ses récits à la vieille bourgeoisie
rurale. Et puis, il y a la guerre coloniale, qui commence au début des
années 1960 et se prolonge pendant toute la décennie. Qu’est-ce qui
arrive alors ? Ce modèle marceliste devient un modèle paralysant. Dans
le fond, à la fin, le grand dilemme de Marcelo était : l’Afrique ou
l’Europe ? Une partie significative de la classe dominante voulait
l’Europe. Elle n’était pas intéressée par la question coloniale, ce
n’était plus son problème. La bourgeoisie avait du poids, car notre
relation avec l’Afrique ne produisait plus de grands profits
économiques, de grandes richesses. Ce pays a toujours été un peu
gaspilleur. L’Etat n’a jamais développé fortement l’industrialisation ou
le commerce dans les colonies. Il a commencé à le faire en 1961-1962,
lorsque les défaillances sont apparues au grand jour, mais c’était tard.
Si développement il y a eu – tardivement –, c’était déjà pour répondre à
la question de la guerre, à la question de la légitimité de
l’appartenance de ces territoires. A ce moment, la bourgeoisie
industrielle était déjà insatisfaite. Elle poussait vers l’Europe, car
elle voulait son développement commercial, voulait l’ouverture au
capital financier, aux grandes entreprises qui pourraient éventuellement
investir et avec lesquelles il pourrait y avoir des échanges
commerciaux. L’Afrique était un poids trop lourd pour l’appareil d’Etat…
Le cycle général des indépendances des colonies était presque
clos, le Portugal était régulièrement condamné par l’Assemblée générale
des Nations Unies pour sa politique coloniale qui absorbait une grosse
partie du budget de l’Etat pour les efforts militaires…
Au début de la guerre en 1961 – et c’est important – la mentalité
colonialiste était à son apogée au Portugal. Le régime, encore sous
Salazar, avait réussi à rassembler la nation derrière la nécessité de
défendre le patrimoine et les possessions d’un « pays allant du Minho à
Timor ». Il y a eu un sursaut patriotique fort, de la population en
général, et des personnes les moins politisées qui représentaient une
large majorité. Il y avait un taux d’analphabétisme énorme, aussi bien
dans la population que dans les forces armées. Le rassemblement autour
d’un objectif national a beaucoup servi au Portugal, à un moment où
l’idée coloniale n’était déjà plus en vogue. Cela a beaucoup fortifié le
ciment idéologique de la nation. Salazar était un fantastique
manipulateur de personnes et de consciences. Par son silence, par sa
réserve, par son aura et son mystère, il était une figure qui ne
s’émoussait pas, il ne s’exposait pas trop et maintenait donc cette
image, presque de saint, de martyr.
Donc, dans un premier temps la guerre était un élément de cohésion
nationale et aussi un élément de développement économique, car les
industries ont dû fournir armes et équipement. Mais au bout du compte,
elle a mené à l’effondrement du système. A peu près au milieu de la
guerre, le système commence déjà à ne plus fonctionner, parce que le
système n’est plus que la guerre, seulement la guerre, « la mission
civilisatrice en Afrique », rien d’autre. Le système est réduit à la
guerre et la guerre est en voie d’être perdue, y compris par
l’épuisement, épuisement des personnes, mais aussi épuisement de
l’argent, car le budget pour la guerre commence à devenir insoutenable.
Et ainsi donc la guerre a été aussi bien un facteur de salut qu’un
facteur de perdition.
Si donc le 25 avril inaugure une crise révolutionnaire, qu’est-ce qu’il en reste aujourd’hui ?
Les auteurs qui parlent de crise révolutionnaire – presque tous le
font – partent de l’idée que puisqu’il n’y a pas eu de rupture complète,
c’est un mouvement qui relève autant d’une rupture que d’une
continuité. Le changement contient aussi des éléments de continuité, il
n’y a pas de rupture absolue. Et vu sous cet aspect, il y a des signes
très inquiétants… Le 25 avril, l’irruption sociale de la crise
révolutionnaire, l’enthousiasme, l’allégresse, l’idée que nous étions en
train de remporter des victoires et que celles-ci étaient
irréversibles, qu’elles allaient continuer, étaient telles que nous
avons perdu un peu la tête et c’est avec le temps que nous réussissons à
faire des analyses à froid. Qu’est-il arrivé ? Certainement, une
rupture au niveau de l’appareil d’Etat et de son fonctionnement. On en a
terminé avec le parti unique, on a mis fin à la PIDE (la police
politique), on a libéré les prisonniers politiques, on a mis fin à la
répression des idées, du droit d’association, etc. Et donc ces
caractéristiques politiques qui constituaient la clé de la sécurité de
l’ancien régime sont toutes allées à vau-l’eau. Du point de vue du
système politique, tout a été ébranlé et tout était fini.
Voilà pour les aspects positifs, et pour les points négatifs, qu’est ce qui a subsisté ?
Il subsiste un système administratif presque intact. Il y a eu ce que
l’on a appelé des « assainissements », mais ceux-ci n’ont pas été
suffisamment profonds. Ils ont assaini des personnes, ils n’ont pas
assaini des procédés, des façons d’agir. Ces assainissements qui
semblaient très violents – des gens dans les rues poursuivant les
membres de la PIDE et ses informateurs ou les fascistes, etc., – il
m’est difficile de l’admettre, mais c’était en grande partie du
folklore, de l’imitation des révolutions dont nous avons parlé, mais
sans l’efficacité de celles-ci. Ce qui est resté également, et c’est
très important, ce sont les structures des forces de police, militaires
et paramilitaires – les forces de répression n’ont subi aucun changement
important – et, finalement, le système judiciaire, et ceci est
primordial. Aujourd’hui, la Procureure générale de la République est à
l’origine de la démission d’un Premier ministre3, c’est donc
le pouvoir judiciaire qui interfère dans la politique, ce qui ne doit
pas arriver. La crise de la justice dont on parle tant aujourd’hui,
vient de là. Il n’y a pas eu de changement dans l’appareil judiciaire.
Les juges sont restés les mêmes, les TribunaisPlenários qui
servaient au jugement des prisonniers politiques, tous se sont
maintenus à de rares exceptions près, et donc le système judiciaire est
la structure qui est restée la plus fermée au changement.
Ce n’était pas le cas de l’école, des services de santé ou même des
militaires, qui ont été ébranlés mais se sont recomposés depuis. Mais la
justice n’a même pas été ébranlée, elle est restée pratiquement
intacte. Et en conséquence, toute la mobilisation qui a eu lieu, les
conquêtes – immenses – concernant le logement, la réforme agraire, le
système de santé, l’école, beaucoup de ces conquêtes ont été renversées…
sinon totalement, au moins en partie par la justice ! La réforme
agraire en est un exemple, un cas typique. Il y a eu trois phases,
d’abord les occupations de latifundia ont été spontanées et après il y a
eu une phase sous contrôle militaire, du MFA4, du Conseil de
la Révolution, donc des occupations plus contrôlées où les choses
devaient être faites selon certains critères, et plus tard encore,
soumises à des lois. Mais cette législation a été renversée, annulée !
Les grands propriétaires fonciers, les seigneurs de la terre, ont engagé
des procédures judiciaires contre ces occupations et les tribunaux ont
décidé en leur faveur. De même pour le logement. Beaucoup d’immeubles
qui avaient été occupés pour loger des familles pauvres, des écoles, des
crèches… En faisant appel à une législation ancienne, les tribunaux ont
pu presque tout renverser.
Un retour aux réflexes et aux pratiques bien ancrées ?
Je crois que l’agitation sociale dans tous ces domaines a conduit à
une paralysie de l’Etat. L’Etat ne s’est pas effondré, il a été paralysé
pendant un certain temps jusqu’au moment où il a pu se recomposer, il
ne s’est pas écroulé. A l’époque du PREC [« processus révolutionnaire en
cours »], les chercheurs parlaient d’un double pouvoir, le pouvoir de
l’Etat et le pouvoir émergent de la nouvelle légalité révolutionnaire,
fondée sur les institutions des militaires et toute la structure
militaire qui a été créé. Le MFA et le Conseil de la Révolution et
toutes ces structures n’en ont pas fini avec l’Etat, ils ne l’ont pas
décapité, ils l’ont paralysé, mais n’ont pas été suffisamment forts pour
l’annuler. Certains disent qu’il s’agit d’un double pouvoir, avec un
nouveau qui veut surgir et un ancien qui ne disparaît pas. D’autres
parlent même d’une double impuissance.
Alors qu’est-ce qui reste aujourd’hui ? Pas mal de choses. Les
discussions sur la question de savoir si l’on va mieux ou moins bien, ne
font aucun sens. Il existe dans le monde du travail une législation du
travail totalement différente, avec le droit de grève et le droit des
contrats, le droit aux congés, le droit de ne pas être licencié sans
motif grave, la protection sociale des travailleurs. Le soi-disant Etat
social, inexistant du temps de Salazar et que Marcelo a timidement
introduit de manière très réduite, mérite aujourd’hui complètement cette
appellation d’Etat protecteur.
La suite de l’interview.
Est-ce que cinquante ans plus tard, les Portugais se rendent compte de ce qui a été réalisé?
Cinquante ans après, on a tendance à considérer tout cela, non pas
comme une conquête à défendre, mais comme un fait acquis. C’est vu comme
une normalité, et c’est effrayant, parce que cela annule la mémoire,
nous sommes en train de créer des générations de personnes sans mémoire.
Les conquêtes matérielles dans les domaines du travail, de
l’éducation, de la santé sont absolument incomparables avec ce qui
existait au temps de la dictature : la qualité de vie, la manière de
vivre, la liberté elle-même, la possibilité de choisir, la vie
culturelle, tout ceci ne peut vraiment pas être comparé avec l’époque
précédente. Cependant, je crois que les sociétés, pour vivre heureuses,
quoi que cela signifie, ont besoin de récits qui les élèvent. Charles de
Gaulle disait : « Je préfère présenter aux Français des mensonges qui
les élèvent, plutôt que des vérités qui les abaissent. » Tout pays a
besoin d’un récit capable de nourrir le supplément d’âme dont nous avons
besoin. Car la vie, ce n’est pas seulement le labeur quotidien pour
gagner un salaire. Nous appartenons à une communauté, nous avons besoin
de sentir que nous y appartenons et quels liens nous devons tisser avec
cette communauté.
Le fascisme à la manière de Salazar avait une idéologie très forte
qui structurait toute la société, le corporatisme et également le
colonialisme dont nous avons déjà parlé, la société patriarcale, c’était
un ensemble très bien agencé qui conférait à ce pays une idée de
grandeur, de supériorité, l’idée que nous étions uniques, que nous
étions les meilleurs, avec une mythologie très nourrie de nos gloires
passées, les découvertes, les héros, les martyrs de la patrie, etc.
Inversement, la démocratie est par essence fragile : elle n’a pas un
récit hégémonique, elle ne peut pas en avoir, cela fait partie de sa
nature. Ce qui s’est passé au Portugal, c’est qu’il n’y a pas eu un
récit légitimant la nouvelle situation qui pourrait se comparer à la
force et à l’importance qu’avait le récit antérieur. Je ne sais pas
comment combler cette lacune. Je pense que c’est par l’investissement
dans la culture, par l’investissement dans la créativité, dans les arts,
dans toutes ces activités de l’esprit qui pourraient faire naître
l’idée que la démocratie a ses propres valeurs, qui ne sont pas
seulement économiques. La nouvelle démocratie n’a jamais réussi à créer
un tel discours. Pourquoi ? Très rapidement nous avons subi une
régression: le 25 novembre 1975[1].
Le 25 novembre a permis de restaurer beaucoup des idées du salazarisme.
Cela n’a pas seulement concerné le processus politique. Le 25 novembre a
empêché le développement et la création d’un espace où auraient pu
surgir de nouveaux récits démocratiques.
La fin du processus révolutionnaire ?
C’était la fin. Si nous considérons toutes ces années, quel est
l’objectif, quel est le rêve, quel est l’idéal de la révolution
portugaise ? Pendant très longtemps, c’était l’Europe, la CEE, c’était
l’entrée dans la communauté européenne. Ce fut le seul objectif fort,
mobilisateur, que les politiciens portugais ont réussi à offrir. Rien
d’autre.
L’entrée dans la normalité de l’Europe, de l’Union européenne.
Il manque le rêve, il manque l’utopie qui était ce que nous avions eu
avec le 25 avril… Très souvent on pose ainsi la question : avec le 25
avril ou sans le 25 avril, serions-nous là où nous sommes actuellement ?
Ceux qui répondent positivement veulent dire que le Portugal devait
nécessairement évoluer dans ce sens, que c’était presque fatal, que la
chute du colonialisme, du marcelisme, devait nécessairement avoir lieu.
L’ouverture politique devait arriver, la croissance économique ne
pouvait qu’arriver avec ou sans révolution. Et les plus critiques vont
encore plus loin : sans révolution, nous serions même dans une meilleure
situation, la révolution a été un contretemps, une espèce de blocage,
car si les choses avaient bien évolué comme elles auraient dû, comme
Marcelo lui-même le prévoyait, et après lui il y en aurait eu d’autres,
il y aurait eu une évolution dans la continuité.
Mais je crois que rien de ceci n’est vrai. Il s’agit, au contraire,
d’une mystification brutale. Le 25 avril constitue un patrimoine
matériel avec toutes ses conquêtes, mais il est aussi un patrimoine de
mémoire d’un peuple qui sait que, lorsqu’il veut, il réussit à faire des
choses extraordinaires, c’est un supplément d’âme. Le peuple doit
garder en sa mémoire ce qu’il peut atteindre dans un effort collectif…
Nous savons – je ne sais pas si un jour cela arrivera à nouveau dans
notre histoire – mais nous savons que, lorsqu’il y a unité, lorsqu’il y a
cette participation, cette vibration émotionnelle – la vibration
émotionnelle doit exister, le peuple a besoin de savoir qu’il est en
train d’accomplir quelque chose d’extraordinaire, quelque chose de
mieux… La mémoire de la révolution dans un pays est toujours un capital
symbolique et imaginaire très fort et mobilisateur.
Est-ce qu’on en trouve une retombée dans les livres scolaires actuels ?
Non, non cela ne s’y vérifie pas, car l’on a assumé d’une façon
presque généralisée que la démocratie est la forme de vivre habituelle
des nouvelles sociétés…
La crise révolutionnaire est-elle entrée dans la mémoire des Portugais ?
Non, ce n’est pas le cas, car l’énorme richesse qui est la
mobilisation dans la rue, le fait de lutter pour ce qui appartient au
peuple, de faire des meetings, de se réunir, de discuter, ce capital de
participation et de responsabilisation – le fait de savoir que l’on
lutte pour quelque chose – ne se traduit pas beaucoup dans les écoles.
Au contraire, la mémoire du conflit est presque diabolisée. Des
dissidences, des conflits sont apparus. La révolution s’est faite le 25
et le 26 tout le monde était déjà en train de discuter. Il y a tout de
suite eu des tendances divergentes et l’on a vu à quel point « l’été
chaud » [de 1975] était plein de conflits et de tendances différentes.
Pourquoi ? Parce qu’un jour, nous nous unissons tous et le jour suivant,
nous sommes déjà en train de diverger. C’est normal, le conflit est
inhérent à la démocratie, l’unanimisme n’y existe pas ! Mais cela ne
s’enseigne pas dans les écoles. L’école oscille entre une vision très
romancée, selon laquelle un jour les militaires, mécontents de la
situation, sont descendus dans la rue et puis, les oeillets, les
oeillets… et après on passe de là à ladite « évolution normale ». Cela
est arrivé parce que… « nous sommes entrés dans l’Europe, nous avons
fait ceci, il y a eu croissance de ci et de ça », mais le PREC est une
espèce de tabou. Il y a eu une période pleine de confusion, les gens ne
se comprenaient pas, il y avait plusieurs projets, mais en novembre 1975
les choses se sont normalisées, la démocratie pluraliste représentative
a gagné. Je pense que c’est plus au moins le récit qui est fait dans
les écoles. Pourtant l’école aurait besoin de connaître à fond ce
conflit, la lutte entre les différents projets sociaux, ceux qui ont
vaincu et ceux qui ont perdu, car le conflit est normal dans les
sociétés.
… Et en 2007 un sondage fait ressortir Salazar comme la personnalité la plus importante du Portugal.
Oui, il vient d’être élu comme le Portugais du siècle – mais ce sont
aussi des phénomènes médiatiques… C’est un élément de la tendance qui
consiste à effacer les aspects plus négatifs du régime salazariste pour
faire du dictateur un personnage sympathique.
Venons-en au rôle de l’Eglise.
Le conservatisme catholique est très fort au Portugal dans les
régions rurales, mais l’Église a été totalement épargnée par la
révolution. Cependant les dénommés « catholiques progressistes » – très
minoritaires – ont eu un rôle important de contestation du régime. Cette
contestation s’est développée au Portugal dès les années 1960, sous
l’influence du Concile Vatican II. A ses débuts, elle est souvent issue
des organisations de Jeunesse ouvrière et étudiante mises en place en
1933 par l’Eglise pour embrigader la jeunesse. Mais le 25 avril a
entièrement épargné l’Eglise et elle s’est totalement ralliée aux forces
les plus réactionnaires, y compris aux terroristes qui ont déclenché le
mouvement contre-révolutionnaire, de type croisade, à partir du Nord du
pays avec les attaques des locaux du Parti communiste portugais (PCP).
J’ai assisté en août 1975 à une grande réunion à Leiria. L’évêque
y exhortait ses fidèles à se défendre contre le communisme. Dans la
nuit suivante, plusieurs locaux du PCP furent incendiés… Les
instincts les plus primaires, basiques de la population ainsi que le
fantôme anti-communiste étaient nettement exacerbés par des prêtres dans
les églises. Pendant les messes, dans leurs sermons, ils appelaient à
la croisade anti-communiste. L’Eglise officielle a donc été très mêlée à
la contre-révolution.
Merci Madame Cruzeiro !
Interview réalisée à Coimbra le 9 mars en langue portugaise. Traduction par Ana Mateus.
Antonio de Oliveira SALAZAR 1928-1932 Ministre des Finances, 1932-1968 Premier Ministre
Marcelo CAETANO 1968-25.4.1974 Premier Ministre
25 avril 1974 : renversement de la dictature 6 gouvernements provisoires se succèdent, toujours présidés par un militaire
25 avril 1975 : élection d’une assemblée constituante
25 novembre 1975 : fin du processus révolutionnaire, normalisation par la hiérarchie militaire
25 avril 1976 : élections législatives dont le PS (Parti socialiste) sort vainqueur
23 juillet 1976 : 1er gouvernement constitutionnel présidé par Mario Soares du PS
Maria Manuela Cruzeiro, docteure en philosophie
sociale et politique, a été chercheuse au Centre de Documentation 25
avril de l’Université de Coimbra de 1987 à 2009. Elle a écrit de
nombreux livres sur le 25 avril 1974 au Portugal.
1 Ndlr : Idéologie de l’Etat fort (Estado Novo), du nom du premier ministre António de Oliveira Salazar.
2 Ndlr : Idéologie légèrement plus modérée de l’Etat fort, du nom du premier ministre Marcelo Caetano.
3 Ndlr : Le 7 novembre 2023, le Premier ministre António
Costa a dû démissionner parce que la Procureure d’Etat enquêtait contre
lui dans une affaire de corruption.
4 Ndlr : Movimento das Forças Armadas : Le
Mouvement des Forces Armées qui lança le putsch contre Caetano était
composé essentiellement de jeunes capitaines de l’armée de terre ayant
pour la plupart servi dans les guerres coloniales portugaises.
5 Ndlr : Selon l’historienne Raquel Varela, le 25 novembre
1975 « mit un coup d’arrêt au processus révolutionnaire portugais. […]
Etrange coup politico-militaire, élaboré et mis en œuvre par le sommet
de la hiérarchie militaire, la droite et le PS portugais, le 25 novembre
inaugura une contre-révolution de velours, durant laquelle se
constitua une démocratie libérale sur les ruines des formes de double
pouvoir qui s’étaient développées depuis le 25 avril 1974. »
(https://www.contretemps.eu/25-novembre-1975-retour-sur-le-jour-qui-stoppa-le-processus-revolutionnaire-portugais/)